lundi 1 décembre 2008

Teatro x la identidad

Ce jeudi, au terme d'une journée étouffante (40 degrés tout de même), je suis allée me réfugier dans la fraîcheur et l'obscurité du Teatro Cervantes - un théâtre à l'ancienne, avec pas mal de charme.
Il faut dire que j'y pensais depuis deux semaines : en effet, du 13 au 30 novembre, s'y déroulait le cycle "teatroxlaidentidad", le théâtre pour l'identité. Qu'est-ce que c'est donc que ça ?? Eh bien c'est un cycle de théâtre qui existe depuis 8 ans, lancé à l'initiative des Abuelas de la Plaza de Mayo (Grands-Mères de la Place de Mai). En effet, comme chacun sait, il y a eu en Argentine une dictature de 1976 à 1983, pendant laquelle ont "disparu" environ 30 000 personnes (les desaparecidos). Or, il arrive que ces personnes, relativement jeunes, aient eu des enfants plus ou moins au même moment ; et ces bébés se sont fait récupérer par des parents adoptifs, plus ou moins proches de la dictature, dans le plus grand secret bien entendu. Les Abuelas, ce sont donc les grands-mères qui recherchent leurs petits-enfants (nietos) volés ; tous les jeudis, elles défilent sur la Plaza de Mayo, et lancent pas mal d'initiatives pour essayer de provoquer une prise de conscience de la société (à ce jour, il manque encore quelques 400 nietos, qui ont donc autour de 30 ans).
Teatroxlaidentidad, donc, c'est un ensemble de pièces de théâtre qui vise à faire réfléchir, à faire douter, à faire bouger les choses. Toutes les pièces jouées ont un rapport avec l'importance de connaître son identité. "Mi nombre es xxx y lo digo porque sé quien soy", "Mon nom est xxx et je le dis car je sais qui je suis" : ainsi commencent toutes les interventions de ceux qui se succèdent sur scène, en marge de la pièce àproprement parler.
Le "spectacle", donc, commençait ce jeudi par une troupe de percussionnistes-comiques qui avait perdu son nom. En humour et en musique, on lit entre les lignes le désespoir de s'être fait voler son nom, d'être plongé dans le chaos sans son identité. Performance assez simple mais néanmoins touchante, qui s'achève lorsque le nom perdu est finalement révélé, chanté, scandé. Commence alors la pièce à proprement parler. Ce jour-là, c'était une production uruguayenne qui était à l'honneur, La Embajada (L'Ambassade). Oeuvre réaliste, qui raconte un épisode de la dictature (qui a aussi touché l'Uruguay) : comment l'ambassadeur du Mexique en Uruguay a accueilli à l'ambassade, puis permis d'émigrer au Mexique, ceux qui étaient menacés par la dictature. Chronique du courage (extra)ordinaire, où un homme, avec les moyens dont il dispose, ose tenir tête à la répression ambiante. Chronique du désespoir, aussi ; de la douleur de ne pas pouvoir sortir d'un lieu clos, du déchirement de devoir quitter son pays, de la crainte de ne pas pouvoir retrouver les siens. Plusieurs personnages se croisent, cohabitent, nouent des liens forts d'amitié et de solidarité. L'attente, celle de l'exil, les questions les plus simples qui surgissent (est-ce qu'ils auront du maté ?). Le départ, et les commentaires de l'enfant : '"je pense qu'il faut que je regarde tout, que je me souvienne de tout, car je ne vais pas le revoir avant longtemps"...
Et puis les acteurs saluent, brièvement ; on n'est pas là pour le sho, l'important est ailleurs, dans l'histoire, dans le présent. Deux acteurs montent sur scène ; la première, uruguayenne, lit la gorge nouée une lettre à celui qui a dû être son amant, et qui a "disparu" ; nostalgie de ces yeux "qui posaient sur tout un regard nouveau"... Le second, espagnol, parle de son ami, et, dans un registre moins sentimental, parle de la nécessité de faire changer les choses.
Et puis, enfin... une grand-mère, fragile, digne, monte sur scène, accompagnée d'un des "nietos". Elle dit son désir de faire bouger les choses, de réveiller la société argentine pour qu'elle n'oublie pas ces enfants volés ; elle explique la nécessité du teatroxlaidentidad, son utilité (pas de chiffres mais le cycle a effectivement permis de retrouver de nombreux petits-enfants), son désir que ces oeuvres fassent réfléchir. Elle parle de son expérience personnelle, très peu ; se contentant de dire que la pièce du jour l'a touchée, elle qui a aussi dû être exilé.
Le petit-fils, grand jeune homme d'une trentaine d'années aux allures d'étudiant, conclut. La fameuse phrase "mi nombre es ... y lo digo porque sé quien soy" a, dite par lui, une toute autre signification. Lui aussi demande que tous se posent des questions, que chacun prenne la peine de douter, pour que les 400 manquants soient enfin retrouvés. On sent son désir de parler, de raconter ; pas par vanité, non, plus parce qu'il veut que les gens comprennent, que tout ça soit réel. Il a découvert qu'il n'était pas le fils de ses parents à 19 ans ; il n'avait jamais eu le moindre doute. Après le choc de la nouvelle, il a reconstruit son identité, a pu s'inscrire dans un passé, une histoire personnelle. A donc appris que son père a été tué dès le premier jour du coup d'Etat. Que sa mère s'est réfugiée dans la province d'Entre Rios, dans une maison qu'elle partageait avec un autre couple, qui avait aussi deux enfants. Que le jour où leur cachette a été découverte, ils ont tous _ sauf lui_ été assassinés. Que les journaux ont proclamé que cinq subversifs avaient été tués. Subversivos parmi lesquelles étaient deux enfants de 3 et 5 ans.
Alors il demande sans relâche que ceux de 30 ans doutent, qu'ils fassent l'effort de se poser la question ; il dit sa "chance", lui qui sait qui il est, et peut désormais vivre dans le présent, et se projeter dans un futur.
Voilà. C'était une belle soirée, émouvante, mais pudique et digne. Un moment qui rappelle que ça ne fait que 25 ans que la dictature est terminée, et que les cicatrices de l'Argentine sont encore ouvertes.

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